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Kevin fila rapidement devant le passe-plat de la cuisine, un plateau chargé d’assiettes sales sur les bras. Arnie Hamilton, le cuisinier, tendit le cou en criant :
— Hé ! Kevin, on est presque à court de fromages. Descends m’en chercher, tu veux ?
Kevin déposa son plateau sur le chariot prévu à cet effet.
— Lesquels ? demanda-t-il en tournant la tête.
— Les deux sortes.
— Pas de problème.
Un petit sourire aux lèvres, Kevin s’essuya les mains. Il aimait descendre dans la cave pendant ses heures de service. Il avait ainsi la possibilité d’être seul et de tirer quelques taffes.
Traversant la cuisine, Kevin décrocha un porte-clefs du clou fixé au mur. Puis, une fois parvenu au bout de l’étroit corridor qui longeait toute la partie arrière du bâtiment, il déverrouilla une porte branlante et descendit les marches raides de l’escalier menant à la cave.
Les néons s’allumèrent en crépitant légèrement, et une lumière blanche et aveuglante illumina des piles de cartons et de cageots, ainsi que les étagères chargées d’articles pour restaurant. La cave sentait le carton et le ciment humides, et il faisait presque aussi froid que dehors.
Vis-à-vis de l’escalier et au fond de la cave se trouvait l’énorme porte en acier du congélateur. Kevin trouvait qu’elle ressemblait à la porte d’une horrible cellule de prison, comme celle que l’on réserve aux criminels les plus dangereux. Parfois, en l’ouvrant, il s’imaginait découvrant une pièce noire et puante avec des murs en pierre couverts de moisissure auxquels seraient enchaînés les restes pourris de cadavres de prisonniers mangés par les rats et oubliés de tous. Bien sûr, il n’y avait derrière cette porte en acier que des viandes, des fromages, des glaces, diverses pâtes à frire et Dieu sait quoi d’autre. Mais étant donné l’imagination fertile de Kevin, un petit tour dans ce paradis donnait un peu de piquant à son boulot.
Ses semelles crissaient sur le sol en ciment humide. Il glissa une main sous sa veste, déboutonna sa poche de poitrine et en retira un joint. Tout un tas de panonceaux proclamaient interdit de fumer, mais Kevin s’en moquait. Il accomplissait ce rituel depuis qu’il avait été engagé et avait même découvert le truc pour que l’odeur de l’herbe ne stagne pas dans la cave.
Près du plafond était percée une petite fenêtre rectangulaire, munie d’un solide cadenas. Il avait essayé toutes les clefs jusqu’à ce qu’il trouve celle ouvrant la serrure.
Il se jucha sur deux caisses empilées l’une sur l’autre et ouvrit la fenêtre. Une bouffée d’air glacial l’assaillit. Enfin, il s’installa sur une caisse, protégea son briquet d’une main et alluma son joint en aspirant à fond et en gardant la fumée un certain temps dans ses poumons.
Ce boulot était la meilleure chose qui lui était arrivée dans sa vie depuis longtemps. D’abord il pouvait tourner autour de Jenny – et cela lui plaisait tellement qu’il avait fini par trouver cela bizarre… malsain même – mais surtout ce travail lui donnait l’occasion de s’absenter de la maison. Un moyen parfait pour ne pas assister aux scènes de ménage continuelles entre son oncle Phil et sa tante Sylvia. Depuis le jour où ses parents avaient péri dans un incendie, quatre ans auparavant, il vivait chez eux et chaque minute passée dans leur maison était pour lui un véritable supplice. La plupart du temps, Mike et Sylvia l’ignoraient et lorsqu’ils remarquaient sa présence, c’était uniquement pour rouspéter pour un oui pour un non. Avec ses vieux, sa vie n’avait guère été plus marrante, mais du moins eux ne braillaient pas sans arrêt. Kevin essayait d’épargner de l’argent pour s’installer à Redding, la ville située plus au sud, mais les boulots étaient mal payés dans ce trou perdu, et il était certain de ne recevoir aucune aide financière de Mike et de Sylvia. Il gardait donc son fric sous une chape de plomb. Son seul luxe était la petite enveloppe de marijuana qu’il achetait tous les deux mois à Corby Potter, un mec qui créchait dans un terrain vague envahi par les herbes folles. Depuis qu’il résidait à Yreka, Kevin n’avait jamais fréquenté une fille ; il n’allait jamais non plus au ciné ni manger au resto. Et il n’avait pas de copains. Il avait son boulot, et un boulot qui lui plaisait.
Après la deuxième taffe, Kevin commença à ressentir les effets de l’herbe. Il était un brin décontracté, un brin émoustillé. Il décida malgré tout qu’il avait encore le temps d’en tirer une autre avant de prendre les fromages et de remonter. Il tira donc une troisième taffe et leva le nez vers la fenêtre afin que la fumée s’évacue à l’extérieur…
— Hum ! Ça sent bon, dis donc ! fit un petit visage blanc qui lui souriait derrière la vitre.
Kevin en tomba de sa caisse et atterrit sur le ciment en poussant un grognement. Il se redressa tant bien que mal en toussant et pivota d’un bloc à l’instant où deux jambes se glissaient par la fenêtre ouverte.
— Désolée, déclara la fille en sautant au bas des caisses. J’voulais pas te faire peur. (Elle épousseta la neige posée sur les boucles de ses cheveux châtains, ainsi que sur ses épaules et son parka bleu.) Ça va ?
Kevin était un peu secoué mais indemne.
— V…ouais, ça va, mais… je… tu ne devrais pas être ici. Je risque d’avoir des ennuis.
— À mon avis, tu risques d’en avoir tout seul.
Elle regarda le joint sur le sol qui dégageait un mince filet de fumée.
Kevin écrasa l’extrémité rougeoyante avec le talon de sa chaussure et remit le stick dans sa poche.
— Ouais… eh ben, faudrait que tu t’en ailles.
Il se trémoussa en zieutant vite la fille de la tête aux pieds, puis se tourna vers le congélateur.
— Et pourquoi ? Quelqu’un d’autre va descendre ici ?
— Peut-être, mentit-il en ouvrant la porte en acier.
— Ah ! tu attends de la compagnie ? Ta nana ?
Kevin entendit des bruits de pas dans son dos. La fille l’avait suivi. Il chercha les boîtes de portions de fromage sans répondre.
— T’as une nana ?
Il retira les boîtes du congélateur en reluquant à nouveau la fille.
Finalement, elle était plutôt mignonne. Non… Mignonne n’était pas tout à fait le terme exact. Exotique… Voilà, elle était exotique. De très beaux yeux noirs, des cils longs et épais qui lui donnaient l’air de la Belle au Bois Dormant, et des lèvres douces sur lesquelles elle passa la langue tout en ouvrant son parka.
— Écoute, moi, je bosse en ce moment, O.K. ?
Kevin avait essayé d’adopter un ton ferme. Seulement, ce parka ouvert le fascinait. La rondeur impressionnante des seins sous le sweat noir, également. Sans compter avec cette espèce de démangeaison qu’avait éveillée en lui la marijuana et qui le maintenait cloué sur place. Il posa les boîtes de fromage par terre et ajouta :
— J’ai déjà traîné trop longtemps ici.
— Oh ! alors tu n’attendais pas ta nana ?
— Non… Tu sais, faut que tu t’en ailles. Vraiment, insista-t-il d’un ton de moins en moins convaincant.
— Dehors ? Mais ça gèle !
— À l’intérieur. Va prendre un café.
— Ça grouille de monde. Et puis, j’ai pas un rond. J’suis coincée ici.
Elle retira son parka d’un geste décidé et le jeta sur la caisse qui se trouvait derrière elle.
Sur son sweat, des lettres rouges s’étalaient à hauteur des seins qui pointaient comme des obus : facile mais chère.
Kevin réfléchit à ce programme un moment. Oui, il risquait d’avoir des ennuis. D’un autre côté, jamais personne ne descendait dans la cave, à part lui, et c’était bientôt l’heure de sa pause. Il n’avait qu’à la prendre avec un peu d’avance.
— Alors, tu veux rester ici ?
Les yeux de la fille se mirent à briller.
— C’est possible ? J’te promets de ne toucher à rien et j’ferai aucun bruit. J’resterai assise sans bouger, c’est tout.
L’herbe donnait à Kevin un tantinet plus d’assurance qu’il n’en avait habituellement et il acquiesça lentement de la tête tout en détaillant la fille du regard. Le peu de sa peau qu’il apercevait avait l’air soyeux. Elle ne portait pas de soutien-gorge et ses seins ballottaient sous son pull noir. Elle devait avoir dix-sept ou dix-huit piges. Oui… exotique. En dépit de sa hardiesse – Kevin avait du mal en temps ordinaire à fixer ouvertement les femmes –, il se sentait nerveux, crispé, et sa bouche était toute sèche. En songeant à la suite, son état empira.
Kevin n’avait jamais couché avec une fille, n’avait même jamais caressé un sein. Il était trop obnubilé par ses économies pour dépenser sa paye en cinés, restos et tout ce qu’on doit flamber lorsqu’on a un rencard avec une fille. Mais cette fois, ce serait différent. Ce serait gratis.
— D’accord, fit-il en se retournant vers le congèle.
Il sortit la deuxième boîte de fromage et la posa au-dessus de la première, puis referma la porte en acier.
— Alors, j’peux rester, tu crois ?
— Ouais.
— Ô Jésus, merci. Vraiment, je…
Elle s’arrêta court. Kevin s’était planté devant elle, en essayant à tout prix de masquer sa nervosité.
— Mais j’aurai quoi, en échange ?
La fille le regarda un instant d’un œil vide, puis retrouva son sourire espiègle. Vite, elle sortit le bout de sa langue et la rentra à la manière d’un serpent.
— Eh bien…
Elle le fixa droit dans les yeux.
— Toi, qu’est-ce que tu veux ?
— J’accepte que tu restes ici et je viens passer ma pause avec toi.
— D’accord.
Elle effleura du bout des doigts sa gorge juste sous son menton. Kevin faillit craquer mais tint le choc.
— D’accord, répéta-t-elle, reviens.
Les bras chargés, Kevin gravit l’escalier en sentant le regard de la fille dans son dos et en songeant à ses yeux pleins de promesses. À mi-chemin, il se retourna pour la regarder.
Elle l’observait, assise sur son parka posé sur la caisse. Jambes grandes écartées, coudes appuyés sur les genoux, ses bras pendaient entre ses cuisses et elle agitait ses longs doigts. Elle souriait.
— Je laisse la lumière, précisa-t-il.
— Non, ce n’est pas la peine, dit-elle d’une voix presque réduite à un murmure. J’aime le noir… Et prends vite ta pause, lança-t-elle, comme Kevin montait l’escalier.
Ne pensant qu’à cette fille, il en oublia complètement de refermer le cadenas de la fenêtre. En fait, elle l’absorbait tellement qu’ensuite, alors qu’il courait de table en table dans le restaurant, il ne se rendit même pas compte qu’il ignorait Jenny. Comme si elle n’était plus qu’une simple vitre…